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La Sagesse dans l’art littéraire

RENCONTRE AVEC Jacqueline KELEN, écrivain

 

Jacqueline Kelen nous fait l’honneur de répondre à trois questions au sujet de la Sagesse dans l’art littéraire.

Voici un dialogue rafraîchissant comme le printemps qui arrive. Je vous laisse découvrir la singularité du chemin littéraire vers la Source cachée pour vous donner, peut-être, le goût de partir à sa recherche.

 

–  En quoi réside la singularité de l’art littéraire dans la transmission de la sagesse ?

JK. : J’aimerais tout d’abord m’arrêter sur deux termes importants de votre question, « transmission » et « sagesse », fréquemment utilisés de nos jours. Beaucoup de personnes disent qu’elles veulent transmettre ou enseigner. Encore faut-il posséder un savoir, une compétence, une expérience, une richesse personnelle à offrir. Et avant d’enseigner à autrui, encore doit-on longtemps apprendre soi-même, étudier et écouter. Sinon, la prétendue « transmission » n’est qu’une manière supplémentaire et vaniteuse de parler de soi et de s’ériger en maître.
Quant au terme de « sagesse », il paraît avoir supplanté celui de « spiritualité », très prisé auparavant : il s’accorde davantage avec l’air du temps, laïc et consensuel. Il mérite qu’on le précise.

On peut être sage comme un enfant, calme, docile et obéissant ou sage comme Socrate, qui affronte sa propre mort en parlant avec ses amis de l’immortalité de l’âme et en fondant son espoir sur un séjour bienheureux auprès des dieux. Il existe une sagesse humaine qui est d’acceptation de son sort, voire de résignation, sans perspective ultérieure. Ou encore une sagesse dont les gens des civilisations modernes vont chercher les clefs auprès de peuples aborigènes et nomades, et qui consiste avant tout en un accord avec la nature, en une simplicité et sobriété de vie. Notre époque, installée dans l’immanence, s’en tient à une sagesse terrestre et pratique : comment vivre ou survivre en ce monde.

Et puis il y a une Sagesse d’ordre supérieur, d’essence divine, qui indique des chemins de connaissance et de délivrance, qui invite l’homme à se réveiller, à se connaître, à se poser les questions essentielles concernant son origine, sa destinée, la signification de son existence, et aussi l’univers invisible, bref, ce qu’on appelle les questions métaphysiques qui s’adressent à toute conscience humaine. Cette Sagesse ne se limite pas à un bon comportement moral et social dans le monde d’ici-bas, mais engage à se tourner vers le monde d’en Haut, vers les Réalités immuables et éternelles, et à partir en quête de la Vérité et du Souverain Bien. Elle a pour nom Sophia, et sa figure féminine est la manifestation sur terre de la parole divine, du Verbe créateur en toute sa puissance et sa beauté. C’est ainsi que la présente, dans la Bible, Le Livre de la Sagesse, attribué à Salomon :
« La Sagesse est brillante, elle ne se ternit pas. Ceux qui l’aiment la contemplent sans peine ; elle se laisse découvrir par ceux qui la cherchent. (….) Elle-même s’en va partout chercher ceux qui sont dignes d’elle ; elle leur apparaît avec bienveillance par les chemins ; elle va au-devant de toutes leurs pensées. Car son commencement le plus sûr, c’est le désir de s’en instruire. » (Sg 6, 12 et 16)
On voit que Sophia, la Sagesse, est l’ambassadrice de l’Esprit divin et qu’elle se présente à celui qui a soif d’elle, celui qui part en quête avec le désir de s’élever et de se perfectionner sans cesse.

Dans la Divine Comédie, Dante a marqué la distinction entre la sagesse humaine, représentée en son point d’excellence par le grand poète Virgile, et la sagesse divine que figure la jeune Béatrice. Virgile accompagne Dante lors de son voyage périlleux aux enfers et au purgatoire, puis il passe le relais à Béatrice, la jeune femme aimée, qui sert de guide céleste et conduit Dante au paradis.
Il est donc capital de ne pas tout confondre ou amalgamer. La Sagesse qui m’est chère, qui me requiert et à laquelle je ferai ici référence est bien sûr la Sagesse éternelle, d’ordre transcendant, dont la voix passe autant par les poètes, les philosophes et les artistes, que par les prophètes, les mystiques et les mythes. On n’omettra pas la transmission orale, très précieuse, vivante et vivifiante, rappelant que personne ne peut capturer ni enfermer la Sagesse, tel le vent vagabond et libre, alors que l’écrit est nécessairement fixé, immobile. Jésus n’a laissé aucun écrit, pas plus que Socrate : leurs disciples se sont chargés de transmettre leurs propos. De même, les magnifiques épopées de l’Illiade et de l’Odyssée ont traversé les siècles grâce aux Rhapsodes qui les apprenaient par cœur et les chantaient. Le monde moderne, sans cesse « connecté » a perdu l’art de la mémoire, la longue récitation « par cœur » – quelle expression significative ! En effet, on garde en soi et on retient à jamais ce qui a nourri le cœur, le centre de son être. Et on restitue aisément un message qui est devenu expérience personnelle.

Parmi tous les fleuves et les rivières provenant de la Source première, la littérature offre des chefs-d’œuvre intemporels, le plus souvent des récits de Quête où l’Amour et la Beauté orientent et soutiennent le héros. Par exemple, crée par Cervantes, l’extraordinaire personnage de Don Quichotte : moqué de tous, il chevauche par monts et par vaux et se livre à de nombreux combats pour faire advenir la Jérusalem céleste, et il transfigure la morne réalité de ce monde et de ses habitants. Je pense aussi au Désert des Tartares, de Dino Buzzati, qui est par excellence un roman métaphysique sur le temps, l’attente et l’espoir, le mystère, la perte des illusions… Ces admirables livres ne donnent aucune recette au lecteur, mais ils font lever en lui une cohorte de questions, avec le goût de soi-même se mettre en route, s’aventurer, et rencontrer sa liberté.

– Pouvez-vous nous parler de la sagesse en littérature ?

JK. La philosophie pas plus que la religion n’a le monopole de la sagesse, et c’est heureux. Des romans, des pièces de théâtre, des mythes et des contes peuvent s’en faire les passeurs. Qui dit littérature dit style, travail sur les mots, le rythme et les sonorités, appel à l’imagination et à la sensibilité, avec la présence forte d’un auteur singulier et de son univers propre. Ainsi, les livres de Italo Calvino sont souvent des paraboles qui donnent à réfléchir, tout autant que les nouvelles vertigineuses de Borgès. Concernant un parcours de vie, deux romans me viennent à l’esprit, Zorba le Grec de Kazantzaki et Narcisse et Goldmund de H. Hesse. Ils montrent des chemins possibles, des voies diverses de réalisation personnelle et d’accomplissement spirituel. Il y a aussi les récits chevaleresques et courtois du Moyen Age dans lesquels l’amour et la vaillance représentent l’honneur et la grandeur du héros, et qui baignent dans une lumière surnaturelle. On ne saurait mettre de côté la poésie et sa puissance de révélation et d’illumination : les Sonnets de Miche-Ange, les Poèmes de John Donne, de Hölderlin, de Pessoa, de Péguy, le théâtre de Shakespeare… De fait, c’est la qualité de profondeur et de mystère qui fait d’un livre un messager de la Sagesse, qui invite à creuser en soi et à aller au-delà de l’apparence et des idées communes.

Tout ouvrage majeur recèle plusieurs strates et niveaux de lecture. Certains se contenteront du déroulement de l’histoire, des évènements extérieurs et visibles, et se divertiront. D’autres percevront une réalité plus fine se cachant derrière le récit. Par exemple, l’Odyssée raconte les mésaventures d’Ulysse qui, après la guerre de Troie veut revenir chez lui, dans son royaume d’Ithaque, et on peut suivre son périple en tremblant et en ayant du plaisir. Mais, sur un plan plus profond, on peut se demander : que signifie « retourner chez soi » ? Est-ce regagner sa maison terrestre, retrouver sa famille, ses proches, ou bien est-ce le pèlerinage de l’âme qui est ainsi suggéré, l’âme tombée en un monde fluctuant, dangereux, qui cherche à faire retour à sa vraie demeure, à sa patrie de lumière ? ….. Les grands récits sont toujours des récits initiatiques qui ouvrent à une conscience supérieure.

– Est-ce que la littérature est une voie privilégiée d’instruction de la sagesse ?

JK. A une époque où les écrans, les jeux-vidéo, les images et les bruits envahissent l’espace extérieur et menacent l’espace intérieur de chacun, il faut rappeler combien le livre est indispensable et irremplaçable pour penser, apprendre, réfléchir, prendre du recul et de la hauteur, pour se délivrer des artifices et des fausses gloires que propagent les médias. Bien sûr, on peut lire pour se distraire et se divertir, pour avoir des frissons de peur ou d’horreur, ou encore pour se délecter des histoires personnelles de tel ou telle. Mais la destination première du livre est de recueillir la pensée, le savoir et la sagesse de l’humanité et d’en permettre la transmission. Les Humanistes du Quattrocento en étaient particulièrement conscients et ils insistaient sur le jeu de mots latin qui fait l’équivalence entre « libri », les livres, et « liberi », les hommes libres. L’amour de la sagesse, qui se nomme philosophie, ainsi qu’une démarche spirituelle authentique ont pour sens de combattre l’ignorance et l’inconscience, cet état passif et ténébreux de la condition mortelle, et d’éveiller l’être humain à sa noblesse et à son immense liberté en lui rappelant sa vocation céleste.

Les hommes étant des êtres de langage et d’écriture, des êtres créateurs en puissance, il est juste que la littérature occupe une place particulière sur cette voie d’accomplissement.

Jacqueline KELEN
Ecrivain
Janvier 2021

 

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